Nous, nos proches et le handicap de la vue
La cohabitation familiale avec une personne malvoyante peut être synonyme de grandes difficultés pour toutes les parties. Florilège de ce qui se raconte dans l’entraide.

La présence à l'autre, le plus beau cadeau pour Laure (à g.) et Marie-Pierre Assimacopoulos. / Source d'image: François Schaer
La survenue d’un handicap de la vue modifie profondément les interactions humaines, surtout pour les parents, pour la fratrie, pour le couple, pour les amis et les aidants naturels. Une porte béante s’ouvre alors sur les maladresses, les non-dits et les égratignures du quotidien qui se cautérisent avec le temps.
Le respect et non la pitié
Dans la quête d’autonomisation, le handicap de la vue a ceci de déroutant pour les proches qu’il est sensoriel, signifiant que la personne va avoir de grands besoins sur de courts instants: «Est-ce bien la porte des toilettes hommes?». En particulier chez les nouveaux «perdants la vue», le proche, d’abord admiratif de l’autonomie retrouvée, va finir par se demander à quoi il sert. Dans ce binôme, l’enjeu de l’un sera d’exister dans un monde où une image vaut mille mots et se sentir encore de cette société. Le vertige de l’autre sera plutôt de l’ordre de la présence sans volonté d’envahir, du soutien sans culpabilité et la conscience de ne pas s’oublier dans ce duo. Duo qui aura à relever le défi de la mise en place d’une modalité de fonctionnement et de dialogue, à la fois respectueux et inclusif.
Qu’en est-il de la relation des personnes malvoyantes avec leurs proches lorsqu’elles ne vivent pas en couple? Nous sommes allés à la rencontre de deux situations.

Pouvoir réaliser par soi-même: le cadeau de lʼautonomie. / Source d'image: François Schaer
Aux prémices de l’autonomie
Marie-Pierre Assimacopoulos est aveugle et sa sœur jumelle non. De toujours, elle a ressenti les regards inquisiteurs d’un lointain invisible, entendant: «Tu sais, c’est normal que les autres te regardent, ils ne comprennent pas.» Avec douceur, sa sœur Laure lui rappelle: «Garde ton cap, tu as le droit de ne pas aimer ou d’envoyer bouler.»
Johanna Lott Fischer est la maman de Annette et membre de l’association romande de parents ARPA. Elle rappelle que les parents font au mieux pour leurs enfants. Quant au regard complice de Laure et Marie-Pierre, il est particulièrement éclairant sur ce qui se joue à tout âge dans la construction de l’identité et de l’autonomie. Comme Johanna, elles martèlent qu’elles ne se considèrent pas comme «proche-aidantes». La question du devenir de l’enfant différent est présente très précocement. Le handicap est d’abord perçu comme une situation médicale (besoin d’aide) avant de devenir une expérimentation de nouvelles compétences en vue d’autonomie. Johanna rit: «Lors d’un stage dédié, j’ai réalisé que nous n’avions pas encore indiqué à Annette où était la poubelle.» À ce sujet, la fréquentation d’une école spécialisée semble participer à la construction de la confiance et de l’identité de l’élève. Consciente du statut de sa sœur et également en besoin d’attention, Laure se rappelle s’être mise en retrait pour ne pas rajouter du souci à ses parents.
Conscience des maux et des mots
L’adolescence apparaît comme un moment charnière dans la relation avec l’entourage, car toutes et tous vont plus prendre conscience des écarts et des limites à la réalisation des possibles individuels. Observant la vie de sa sœur, Marie-Pierre eut soudain un indice supplémentaire de sa différence, et bien que très lucide, en conçut une forme de jalousie; Laure de compléter avec douceur: «Impuissante, je ressentais ce désarroi sans savoir quoi faire.» Chacune cherchant sa place, les sœurs saisirent tôt toute l’importance de la qualité du lien et des ajustements permanents. Les entendre aujourd’hui dialoguer en toute sincérité est un pur bonheur et valide l’importance de se dire les choses au plus juste. En chœur, elles affirment: «On n’est plus à côté de l’autre, mais aux côtés de l’autre», démontrant par-là qu’oser demander et se dire comment l’une des parties a entendu, perçu les vécus de l’autre est fondamental. Les frustrations et les bleus à l’âme sont légion pour les aveugles et malvoyants, même à l’âge adulte. Marie-Pierre raconte comment elle est peinée quand son entourage sportif et professionnel la réduit, souvent maladroitement, à sa cécité, et de fulminer: «Je ne suis pas juste l’aveugle de service, il y a un humain derrière ma canne blanche!» En effet, dans l’inconfort de situations particulières, l’une des parties n’aura pas la possibilité de s’échapper seule et Marie-Pierre de rappeler: «C’est précieux d’avoir des proches attentionnés qui nous extraient discrètement de situations embarrassantes.»
Dans ce monde si visuel et pressé, les proches sont véritablement invités à mieux communiquer et à offrir le cadeau de l’espace et du temps supplémentaire si essentiel. Cet enfant, cet adolescent ou cet adulte écorché, souvent épuisé par tous les efforts d’autonomisation, a plus que tout autre besoin de se sentir inclus dans cette société. Toutes et tous ont à se responsabiliser et oser les mots qui préviennent des maux.
Ce texte est déjà paru dans le magazine de notre association « Clin d’oeil » 4/2023.